L’itinérance n’est plus en marge. Elle est partout : dans les villes, les villages, les régions rurales. Des campements de tentes. Des refuges à capacité dépassée. Des listes d’attente interminables.
De nombreuses organisations en habitation communautaire se sentent impuissantes, isolées, débordées, soumises à des pressions de toutes parts. La souffrance est devenue banale. Et lorsqu’on commence à concevoir des systèmes pour gérer cette souffrance plutôt que pour y mettre fin, c’est que nous avons perdu le cap.
Je me souviens avoir fait du bénévolat au milieu des années 1990, dans une fourgonnette d’une organisation autochtone qui soutenait les personnes en situation d’itinérance à Toronto. C’était déjà critique à l’époque. Aujourd’hui, c’est bien pire encore. Nous avons vu venir cette crise. En vérité, cela fait des décennies qu’elle couve. Et pourtant, dans trop de régions, la réponse a été de gagner du temps, de tout miser sur le développement privé pour apaiser les frustrations de la classe moyenne, en supposant que les retombées finiraient par percoler et profiter à tout le monde.
Soyons clairs : la crise du logement, ce n’est pas un seul problème. C’est :
- Un père et son enfant qui passent une nuit de plus dans un refuge.
- Une femme âgée expulsée pour que son logement puisse être revendu.
- Des centaines de personnes vivant sous des tentes, faute de solutions, de logements vacants, et d’un filet social suffisant.
- Une jeune femme incapable de se loger dans la ville où elle a grandi.
Et pendant qu’on se mobilise pour la classe moyenne, la réponse à l’itinérance visible reste souvent l’inaction, ou pire, la criminalisation. Le récit dominant dans les médias ? La crise du logement vécue par la classe moyenne. Ce jeune couple qui a tout fait « comme il faut » : bons emplois, bon dossier de crédit, et malgré tout, l’impossibilité d’acheter une maison. Leur frustration nous parle. Et elle suscite une réaction : construire davantage, relancer le marché, augmenter l’offre, aider la prochaine génération à s’installer.
Mais l’offre, à elle seule, ne suffira pas. Pas tant que l’on continuera à traiter le logement comme une marchandise plutôt qu’un droit fondamental. Pas tant qu’on s’en remettra presque entièrement aux promoteurs privés pour régler des enjeux collectifs.
Et dans notre propre secteur, cette tension se fait également sentir. Les discussions sur l’avenir deviennent souvent des points de rupture.
Beaucoup de personnes œuvrant en première ligne contre l’itinérance réclament, à juste titre, d’importantes subventions. D’autres privilégient la viabilité à long terme et des modèles à revenus mixtes qui permettent aux portefeuilles de croître, de se diversifier et de réduire la dépendance à des financements incertains.
Il faut cesser de mettre ces approches dos à dos
La fracture au sein de notre secteur reflète celle des politiques publiques. De la même manière que nos organismes cherchent à répondre à l’urgence tout en bâtissant un avenir durable, les gouvernements hésitent entre réagir à l’itinérance visible et résoudre la crise d’abordabilité pour la prochaine génération.
Dans les deux cas, on a présenté cela comme un choix.
Ça doit devenir un plan.
Et ce plan passe par un changement du narratif sur l’habitation communautaire. Voici la réalité : quand l’habitation communautaire est solide, c’est toute la société qui en bénéficie.
Quand les personnes qui travaillent en restauration, en petite enfance, dans les transports en commun, qui sont nouvellement arrivées au pays, qui sont travailleurs ou travailleuses autonomes ou qui commencent leur carrière peuvent se loger là où elles travaillent, ce n’est pas un écart de mission, c’est une mission accomplie.
Quand les OSBL et les coopératives d’habitation peuvent offrir des logements abordables, à revenus mixtes et permanents, nous influençons le marché privé lui-même.
Nous sortons le logement de la logique financière
Nous stabilisons les loyers.
Nous multiplions les choix.
Et nous réduisons la pression qui pousse les individus à devoir gagner davantage ou surenchérir simplement pour accéder à un logement.
Mais nous n’y parviendrons pas avec des outils dépassés ou des approches politiques obsolètes.
Notre secteur a cruellement besoin d’une conversation collective.
Pas seulement sur les finances ou les opérations, mais aussi sur les réformes réglementaires, législatives et stratégiques nécessaires pour nous permettre de croître.
Pour offrir dignité et abri à celles et ceux qui souffrent aujourd’hui, et pour construire un système qui ne laisse personne de côté.
Le modèle économique de l’habitation communautaire doit évoluer.
Non pas parce que la mission a changé, mais parce que les besoins ont explosé.
Parce que les outils d’hier ne suffisent plus.
Et parce qu’on ne peut pas répondre aux besoins d’aujourd’hui et de demain avec les solutions d’hier.