En plus du défi de base pour le secteur du logement communautaire d’offrir des logements décents, sécuritaires et abordables pour tous et toutes, il faut que ceux-ci puissent résister aux pressions économiques et conserver ces caractéristiques à travers le temps. Au Québec, les fiducies d’utilité sociale peuvent permettre d’accomplir cette visée. L’organisme Territoires innovants en économie sociale et solidaire a rédigé un guide pour faire connaître ce modèle juridique méconnu et pour donner espoir aux « idéalistes » qui rêvent d’échapper à la spéculation immobilière.
Par Andréanne Chevalier
En habitation, comme dans la vie en général, le concept de « propriété » est omniprésent. Il est tellement ancré dans les esprits qu’il peut être difficile d’imaginer des façons d’offrir à tous et à toutes un logement décent et abordable qui le remettent en question. C’est pourtant ce que nous invite à faire l’organisme Territoires innovants en économie sociale et solidaire dans son guide Les fiducies d’utilité sociale — À l’usage des idéalistes, publié en juin 2021.
« La FUS, ça change tellement de choses par rapport à la propriété », explique la rédactrice du guide, Marie-Anne Marchand. « Pour se lancer, je pense qu’il faut être un peu idéaliste. Il y a tellement de modèles qui ont été décrits dans ce guide-là qui n’existent pas encore, ou qui demandent à penser quelque chose complètement différemment. »
Car pour bien comprendre ce qu’est une FUS, il faut justement déconstruire la notion de propriété.
Le changement majeur de paradigme tient au fait qu’une fiducie d’utilité sociale sert à dédier un bien à l’intérêt collectif, plutôt qu’au bénéfice d’un propriétaire. La FUS est ainsi un « bien sans propriétaire », qui est administré par un conseil de fiduciaires. C’est une forme juridique unique au Québec, qui reste encore méconnue bien qu’elle ait été introduite dans le Code civil en 1994.
Le logement est l’un des champs d’application des FUS. Le TIESS, dont la mission est d’outiller les organisations d’économie sociale et solidaire pour contribuer au développement du territoire, aborde dans son guide plusieurs domaines où peuvent s’appliquer les FUS, en plus de l’habitation : en préservation de l’environnement, en patrimoine bâti (religieux ou historique), en agriculture et en développement de milieux de vie*.
Dans tous les cas, la FUS permet d’exclure un bien (par exemple, un terrain ou un bâtiment) du marché et d’agir contre la pression de la spéculation; cela, pour le bien commun et la protection des territoires, du patrimoine ou des communautés.
En habitation, la FUS permet l’accessibilité et l’abordabilité du logement de façon pérenne. Mais au-delà de ce type d’impact, elle peut aussi permettre « le maintien de populations précaires dans un quartier qui se gentrifie », avance la chargée de projet du TIESS, Charline Marion. « Donc […] il y a l’aspect économique, mais aussi l’aspect social [et] l’aspect aménagement urbain [à considérer]. »
FUS et community land trusts
Les objectifs des FUS sont similaires à ceux des community land trusts (souvent appelés les « fiducies foncières communautaires » en français). Ce qui distingue ces deux modèles est à la fois complexe et subtil.
Le modèle américain des community land trusts, qui permet d’acquérir et de dédier à long terme des terrains pour le bénéfice d’une communauté, est connu depuis des années dans différentes parties du monde, dont au Canada. Certaines fiducies foncières communautaires sont établies depuis un moment, comme le Parkdale Neighbourhood Land Trust (à Toronto), alors que d’autres sont en développement, comme le Northern Community Land Trust (à Whitehorse) et Foncier Solidaire (à Dunham, au Québec).
Les FFC sont des organismes sans but lucratif ou des coopératives (et non pas des fiducies au sens légal du terme). Une FUS, elle, n’est pas un OSBL, mais bel et bien une fiducie**.
Par exemple, dans une FFC, un OSBL ou une coopérative est propriétaire d’un terrain, et les logements qui sont construits sur ce terrain appartiennent, eux, à un organisme ou à des individus qui s’engagent à respecter les conditions qui permettront de conserver leur abordabilité à long terme. La propriété du terrain est séparée de celle des immeubles.
Dans une FUS, le terrain n’est la propriété de personne; ni d’un OSBL, ni d’une coopérative. Il « est affecté à une vocation. Les administrateurs, qui sont les fiduciaires, doivent toujours penser à comment faire en sorte que [la vocation] se réalise. La nuance peut sembler subtile, mais elle est fondamentale », explique Marie-Anne. Un OSBL ou une coop peuvent toutefois gérer la FUS.
Avantages et défis de la FUS
La FUS est constituée par un contrat. C’est ce contrat qui scelle sa vocation sociale à perpétuité. Seul le tribunal peut y apporter des modifications. La FUS n’est donc pas soumise au risque qu’un OSBL ou qu’une coopérative fasse faillite, change d’objectifs ou cesse ses activités. Elle peut donc être réellement perpétuelle. « Ça donne une sécurité supplémentaire que le projet va durer », précise Marie-Anne. Ainsi, la FUS est le seul modèle qui garantit réellement la vocation sociale du bien.
Mais la mise en place d’une FUS peut être longue, avance le TIESS, et l’aspect méconnu et novateur de cette formule fait que sa mise en place peut être un défi. « Par exemple, il y a encore des FUS qui ont du mal à ouvrir un compte de banque, parce que les directeurs de compte ne savent pas ce que c’est », illustre Marie-Anne.
Les outils du TIESS
Ceux et celles qui veulent comprendre les FUS trouveront bien des réponses à leurs questions dans le guide du TIESS, qui aborde avec précision et détails ce que c’est, à quoi elles peuvent servir, comment les fabriquer et les financer, etc. L’organisme a aussi publié une synthèse des connaissances sur le même sujet et un résumé en format « double-page ». C’est que la mission du TIESS n’est pas d’accompagner directement des projets de FUS, mais de fournir des outils et des informations.
Prochainement, l’organisme créera d’autres outils, comme des ateliers, des présentations et une « trousse de l’accompagnateur », pour faciliter le transfert de connaissances. Le TIESS souhaite que des relayeurs puissent par la suite accompagner des projets et rendre l’innovation accessible.
« Quand on travaille sur une innovation sociale, on est un peu idéalistes car on espère que cette innovation sociale va réussir à se reproduire […] Notre objectif, c’est qu’on sorte peut-être de ces idéalistes et que ça devienne un projet utilisé par tous les acteurs du territoire », espère Charline.
* L’organisme ajoutera prochainement à la liste des secteurs d’application des FUS celui des Premières nations. La gouvernance des données numériques est aussi en exploration.
**La confusion à propos des fiducies foncières communautaires et des fiducies d’utilité sociale a poussé certains auteurs à suggérer que le terme « fiducie » ne soit plus utilisé « pour des organismes qui n’en sont pas réellement », a soulevé Jocelyn Darou dans un article publié dans Les cahiers du CRISES. Darou rapporte par ailleurs « que la vaste majorité des fiducies foncières ne sont pas, au sens de la loi, des fiducies. En effet, il importe de distinguer les fiducies foncières (land trusts) qui sont des organismes à but non-lucratif (OBNL), mais qui orientent leurs actions et leur mission en fonction du principe fiduciaire (c’est-à-dire l’idée d’administrer un bien pour le bénéfice de quelqu’un d’autre) des fiducies en bonne et due forme (d’un point de vue légal, nommées trust lands aux États-Unis) qui administrent un bien foncier pour le bénéfice du public. »
Crédit photo: Brandon Griggs, Unsplash