Pour les peuples autochtones, le concept d’itinérance est plus complexe que le seul fait de ne pas avoir d’abri : il comprend l’aliénation issue de trois siècles de déracinement de leurs cultures et de leurs communautés.
Trouver un chez-soi n’a jamais été facile pour l’auteur Métis-Cri Jesse Thistle. « J’ai un passé sombre, et si vous m’aviez connu alors que j’étais en difficulté, vous seriez surpris de savoir que je suis finalement devenu professeur [à York], une des plus grandes universités canadiennes », a raconté candidement Thistle dans une conférence donnée en janvier à l’Université Carleton.
Que Thistle ait vécu jusqu’à aujourd’hui pour raconter son histoire est étonnant en soi. Il y a seulement une décennie, il cumulait les séjours en prison, perdu dans les brumes sans fin de l’abus de drogues et de l’itinérance. Il identifie la dissociation culturelle comme étant la source du malaise qui l’a mené à la dépendance et à la vie dans la rue.
Et cette dissociation culturelle est palpable dès les premières pages de son mémoire From the Ashes, alors qu’un jeune Jesse réfléchit après avoir dit à un collègue de classe qu’il n’était pas « Indien », mais Italien.
« J’ai pensé à mes parents et à toutes les questions qui me brûlaient pendant que je grandissais, et au ressentiment qui avait pris racine. Je les haïssais. Je me haïssais. Je haïssais expliquer aux autres enfants où étaient mes parents et pourquoi ma peau était plus foncée que la leur. Je me sentais déchiré entre le fait de vouloir être Indien et vouloir me cacher dans le mensonge. »
Aujourd’hui, alors qu’il tisse son histoire personnelle à l’intérieur de son travail académique sur l’itinérance chez les Autochtones pour l’Observatoire canadien sur l’itinérance, Thistle met un visage sur la conception autochtone du « chez-soi », où l’accent est mis sur une approche holistique plutôt que sur l’environnement bâti.
L’itinérance vue à travers une lentille autochtone
L’histoire de Thistle fait écho à l’expérience vécue par plusieurs enfants des Premières Nations, Inuits ou Métis devenus adultes, qui ont été séparés de leurs familles et de leurs communautés et élevés par la famille élargie ou par des institutions; un cocktail explosif qui les rend vulnérables à l’abus d’alcool ou d’autres drogues et à l’itinérance.
« En tant qu’être humain, nous recherchons tous un endroit où nous avons un sentiment d’appartenance. Et pour la plupart des gens, cela commence avec le sens de la famille et le sens de la communauté », affirme la directrice générale de la Aboriginal Housing Management Association of British Columbia, Margaret Pfoh.
« Quand vous avez été dépossédés de ça, peu importe la raison; dans mon cas, ça a été la rafle des années 1960, et aujourd’hui, c’est la prise en charge d’enfants autochtones […], il y a une lutte qui se déroule dans votre esprit, dans votre cœur, dans vos émotions, et ce sont des barrières qui se dressent avant même que vous puissiez subvenir à vos autres besoins de base comme être humain. »
Les conséquences sont considérables : un taux plus élevé d’Autochtones vivent l’itinérance que les personnes d’autres groupes. Les Autochtones des grandes régions urbaines représentent 20 à 50 % du total de la population itinérante. Selon une étude de 2013, chaque nuit, un Autochtone sur 15 est en situation d’itinérance, comparativement à un allochtone sur 128. Les Autochtones peuvent former entre 11 % et 97 % de la population sans-abri, dépendamment des villes.
Mais comme les chiffres ne racontent pas toute l’histoire, l’Observatoire canadien sur l’itinérance a embauché Thistle pour collaborer à l’établissement d’une définition de l’itinérance autochtone à travers la lentille composite de visions autochtones.
Une partie de la tâche impliquait de profondes consultations avec des gens des Premières Nations, des Métis et des Inuits qui ont vécu l’itinérance, de même que des chercheurs universitaires autochtones, des intervenants de première ligne et des membres de communautés travaillant dans le domaine; un travail qui s’est déroulé sur une période d’un an et demi. Thistle s’est aperçu que les histoires qui lui ont été racontées avaient un point en commun, ce qui fournissait un éclairage unique sur l’enjeu.
« L’itinérance chez les Autochtones n’est pas de ne pas avoir de structure [matérielle] où vivre, c’est beaucoup plus complexe que ça », a-t-il écrit dans un essai pour l’Observatoire. « C’est de ne pas avoir de relations sociales, physiques, spirituelles et émotionnelles saines. C’est de ne pas avoir accès à son caractère autochtone. »
Contrairement à une conception coloniale commune du terme, l’itinérance autochtone est liée non seulement au marché de l’habitation et à la disponibilité limitée de logements abordables, mais elle est aussi une conséquence directe de centaines d’années de destruction constante et délibérée des cultures autochtones, de leurs héritages linguistiques et de leur autonomie. La rafle des années 1960, soit le retrait de masse des enfants autochtones de leurs foyers, communautés et familles par les organismes de protection de la jeunesse afin de les assimiler, n’est qu’un exemple parmi d’autres.
Thistle a élaboré Les 12 dimensions de l’itinérance chez les Autochtones dans l’espoir qu’elles puissent être utilisées pour comprendre et trouver des solutions adaptées aux Premières Nations, aux Métis et aux Inuits.
« En bref, aujourd’hui, l’itinérance chez les Autochtones au Canada ne peut être expliquée et des solutions ne peuvent être envisagées que si nous faisons attention à l’héritage plus large de la marginalisation et du déplacement créé par le colonialisme », écrit-il dans son rapport de 2017 pour l’Observatoire intitulé Définition de l’itinérance chez les Autochtones.
Le passé éclaire le présent
Mais, d’après Pfoh et plusieurs autres, l’histoire de la dépossession culturelle se répète.
« J’ai lu un rapport il y a environ un mois qui disait qu’il y a présentement plus d’enfants autochtones qui sont placés qu’il y en avait eu dans les écoles résidentielles. C’est une révélation profonde pour l’avenir de notre population », dit-elle.
Les services de protection de la jeunesse sont effectivement vus comme une extension de l’héritage des écoles résidentielles, puisque leurs conséquences sur les adolescents autochtones qui en sortent sont tragiquement similaires : risque plus élevé d’itinérance, problèmes de santé mentale, incarcération, mort prématurée, perte de sa famille, de sa langue et du contact avec sa culture, et perte du sentiment d’appartenance.
Le soutien offert aux jeunes qui sortent des foyers d’accueil est déterminé par chaque province ou territoire, mais plusieurs de ces jeunes sortent du système sans avoir les compétences de base pour vivre de façon indépendante, ce qui constitue une voie d’accès rapide vers l’itinérance.
« Jesse en parle dans son livre. Vous êtes en guerre à l’intérieur de vous-même, il y a une dissonance dans votre être, et vous êtes constamment à la recherche d’équilibre, ajoute Pfoh. [Pour] les gens qui sont proches de leur famille, de leur communauté, qui ont ce sentiment d’appartenance, c’est une bataille de moins. »
Jesse Thistle et Margaret Pfoh seront conférenciers d’honneur au Canadian Rural and Remote Housing and Homelessness Symposium, qui se déroulera du 1er au 3 juin 2021. Plus d’informations et le formulaire d’inscription se trouvent ici (événement en anglais seulement).