Curieux d’en savoir plus sur les évictions à Toronto, Scott Leon, chercheur au Wellesly Institute, a découvert que certains quartiers enregistrent des taux record de 1 dépôt d’expulsion par 4 habitants — un nombre choquant, avec une forte tendance raciale.
Entretien avec Scott Leon, co-auteur de Forced Out: Evictions, Race, and Poverty in Toronto
Évictions et itinérance
Je travaille depuis trois ans sur un projet commun avec le CAMH (Centre for Addiction and Mental Health), le Wellesley Institute, et un certain nombre de refuges pour les jeunes en ville, afin d’aider les jeunes à sortir de l’itinérance. Dans la première année suivant leur relogement, 70 % d’entre eux retombent dans l’itinérance. J’ai fait des entrevues sur ces transitions pendant plus de 300 heures auprès de 160 jeunes. J’ai constaté les immenses efforts déployés par les travailleurs sociaux et les institutions psychiatriques pour aider les jeunes à se loger. Des évictions évitables, souvent causées par des conflits mineurs et des arriérés, ont fait disparaître tout cela. Ces évictions ou menaces d’éviction entraînent le retour des jeunes dans les centres d’hébergement : n’ayant d’argent pour payer ni le premier ni le dernier mois de loyer, ils se retrouvent à nouveau dans une situation d’itinérance. J’ai voulu comprendre ce qui se passe avec les évictions à Toronto, et comme il n’y avait pas beaucoup de recherches récentes sur le sujet, nous avons décidé de nous y pencher de façon plus approfondie.
La recherche en un coup d’œil
Nos recherches ont montré que, chaque année en moyenne, environ 20 000 demandes d’éviction officielles sont déposées à Toronto. Cela représente 5 demandes d’éviction pour 100 ménages locataires. Et cela varie d’un endroit à l’autre dans la ville, la moyenne générale étant de 1 sur 20. Si vous vous arrêtez aux quartiers les plus touchés, elle devient de 1 sur 4. Si vous commencez à regarder les quartiers de Westin, Black Creek, les communautés de Jane Street, ces quartiers ont des taux d’éviction plus élevés. Les immeubles Palisades, à l’angle nord-est de Jane et Finch, comptent quelque 700 logements et près de 350 demandes d’éviction y ont été déposées certaines années. Une demande par deux logements ! C’est un chiffre énorme ! N’oublions pas qu’on parle ici de dossiers d’éviction, qui déclenchent donc une audience et peuvent, bien que ce ne soit pas toujours le cas, entraîner une expulsion ou un déménagement forcé. Ces chiffres ne tiennent pas compte de toutes les évictions informelles et illégales, où des personnes sont évincées sans jamais avoir été entendues.
Évictions formelles, informelles et illégales
Le processus d’éviction commence souvent par un avis d’éviction : cela peut être un avis officiel complété de manière professionnelle, mais il s’agit bien souvent d’une menace verbale, d’une lettre, ou encore d’une note affichée sur la porte du logement. Les locataires ne donnent généralement pas suite à cette menace puisqu’ils n’y sont pas tenus légalement. Mais plusieurs déménagent, et c’est ainsi que de nombreuses évictions informelles et illégales se produisent. J’ai fait des recherches à Parkdale il y a quelques années. Nous avons constaté que cette situation touchait de manière disproportionnée les travailleurs à faibles revenus, mais surtout les personnes et les familles qui ne maîtrisaient pas l’anglais et étaient des immigrants récents. Après tout, comment sont-ils censés connaître les subtilités de leurs droits et de la situation du logement, d’autant qu’ils doivent également composer avec le travail, la garde des enfants et les nombreux aléas de la vie ? En outre, il s’agit parfois de personnes qui se déplacent d’une province à l’autre. Or les différences interprovinciales dans le marché locatif et les façons de faire peuvent être très importantes.
Éviction et race
Cette étude met en évidence les disparités flagrantes dans les demandes d’éviction déposées à Toronto. Les taux de demande d’éviction sont deux fois plus élevés dans les quartiers où vivent davantage de locataires à faibles revenus. Indépendamment de ce constat, nous observons que Toronto a également un problème d’éviction racialisée, et ce même en contrôlant des facteurs comme la pauvreté. En effet, dans la méthodologie utilisée pour nos analyses, nous essayons de contrôler ces différentes variables : hypothétiquement, supposons que la pauvreté des locataires soit au même niveau dans tous les quartiers, et que l’on ne prenne en compte que les ménages de locataires noirs dans ces communautés. Si l’âge, le sexe et le statut d’immigration demeurent les mêmes, on constate que le pourcentage d’éviction double à mesure que le pourcentage de ménages de locataires noirs augmente. La démarcation est très claire et suggère, selon moi, une discrimination raciale, individuelle, inconsciente et consciente, un racisme à l’endroit des personnes noires, et également un racisme systémique. À mon avis, il s’agit là d’une autre facette d’un système qui crée et perpétue les pires résultats pour les populations racialisées de Toronto. En fait, toutes les études que je connais qui ont porté sur le racisme et la discrimination dans les logements locatifs à Toronto ont révélé un racisme important.
Les évictions et la COVID-19
Certains des quartiers les plus touchés par les évictions sont également les plus touchés par la COVID-19. La lutte contre les évictions à Toronto doit se faire dans le cadre d’une action politique claire, et ce pour au moins trois raisons : pour remédier à l’importante disparité raciale dans les demandes d’éviction, pour éviter une augmentation du nombre de sans-abris souvent provoquée par les évictions, et pour ne pas compromettre la lutte à la pandémie. Lorsque des personnes sont évincées, une solution fréquente est d’emménager au moins temporairement chez des membres de la famille ou des amis. Cela signifie dormir sur le canapé ou voir le nombre de personnes dans un appartement doubler, voire tripler. Il est très clair que le surpeuplement des logements entraîne la propagation des maladies infectieuses. Cela montre que les évictions ne touchent pas seulement les personnes qui en sont victimes. Elles ont des répercussions sur les membres de la famille, les propriétaires et les communautés. Les conséquences se ramifient et ont des effets en cascade. En évitant l’éviction à la source, on évite réellement ces retombées en aval.
Évictions et logements subventionnés
Il existe une corrélation encourageante : à mesure que le nombre de logements sociaux et à but non lucratif augmente dans un secteur de recensement, les taux de dépôt de dossiers d’éviction sont nettement plus faibles. Cela montre vraiment qu’il s’agit là de politiques pleines d’avenir, et indique que l’acquisition de bâtiments et le développement d’un secteur du logement social à but non lucratif solide devraient faire baisser les taux de dépôt de dossiers d’éviction dans notre ville. Les logements sociaux qui connaissent le plus de succès à travers le monde sont certes occupés par des personnes à très faibles revenus, mais également par des personnes à revenus modestes et moyens. Ce modèle de revenus mixtes fournit des logements à des prix raisonnables à une grande partie de la société. Bien qu’il y ait un mouvement dans cette direction, ce n’est pas vraiment le système que nous avons en place à Toronto, même si certaines coopératives et organismes sans but lucratif ont une composition de revenus plus élevée.
Le logement, l’enjeu majeur de notre génération
Le logement est une de mes passions depuis la récession de 2008 : cela a vraiment marqué mes valeurs, mes principes, mes perspectives de recherche et mon intérêt. J’ai vu le marché du logement s’effondrer, les saisies, les évictions… Puis, lors de la reprise qui a suivi, j’ai vu la crise du logement couver et s’aggraver. Alors que cette crise durait et touchait les travailleurs à faible revenu, on observait qu’elle s’étendait aussi aux travailleurs à revenu modeste et moyen. Une plus large portion de la société s’est trouvée confrontée aux effets de l’inaccessibilité au logement, au délabrement, à la surpopulation et aux évictions de logements. L’habitation me semble être l’enjeu majeur de notre génération puisqu’elle est le fondement essentiel à la santé et au bien-être. Pour chaque personne, quelle que soit son origine, un logement stable constitue la base sur laquelle tout le reste se construit.
Limites de l’étude
Bien que le document de recherche contienne des données de recensement, il est principalement construit à partir des données administratives des propriétaires et des locataires sur les demandes d’éviction. Et les demandes d’éviction ne sont qu’une étape du processus formel d’éviction. C’est tout ce que ce document examine du point de vue des données. Ce n’est pas parfait : par exemple s’il s’agit d’une question sur les minorités visibles dans le cadre du recensement, les gens cochent une case (noire, sud-asiatique, etc.) s’ils en font partie. Cette question fait l’objet d’une critique légitime puisqu’elle masque vraiment l’hétérogénéité de cette catégorie comme l’expérience des Noirs des Caraïbes, et des Noirs africains, ou des Noirs qui ont immigré du Royaume-Uni. Il est vraiment important aussi de noter qu’il y a tout un contexte social et culturel sur la façon dont les évictions se déroulent, comment elles sont atténuées et comment les gens sont soutenus. Ce document n’est pas en mesure de le discerner. Il ne répond pas à toutes les questions, mais c’est un point de départ. Et nous espérons commencer à construire sur cette base en interviewant des personnes de la communauté.
Prochaine étape
Nous avons récemment été autorisés, sur le plan éthique, à mener des entretiens dans le cadre de la méthode mixte de cette étude de cas. Nous sortons et parlons aux Noirs et aux leaders de la communauté, aux fournisseurs de services et aux propriétaires de North York, un des quartiers les plus touchés, afin d’obtenir une image plus nuancée.
Scott Leon est un chercheur et spécialiste des politiques au sein du Wellesley Institute. Il a travaillé comme chercheur sur l’habitation au Neighbourhood Change Research Partnership de l’Université de Toronto, et comme économiste au ministère des Finances de l’Ontario. Scott a travaillé à l’Université McMaster avec le groupe de recherche sur l’austérité dans le cadre d’une étude sur les changements du marché du travail canadien. Il s’intéresse particulièrement à la politique fiscale, à la lutte contre la pauvreté, à l’établissement de budgets publics sains et à l’inégalité économique, avec toujours la thématique du logement comme axe principal de réflexion. Dans ses temps libres, il aime prendre soin des chats errants ou faire des excursions en moto.
Le Wellesley Institute est un organisme de bienfaisance enregistré, qui travaille sur la recherche et les politiques visant à améliorer la santé et l’équité en matière de santé dans la région du Grand Toronto (RGT) en agissant sur ses déterminants sociaux. L’organisation a récemment publié un rapport préliminaire intitulé Forced Out : Evictions, Race, and Poverty in Toronto, rédigé par James Iveniuk et Scott Leon. Pour lire le rapport complet (en anglais).