Entrevue avec Margaret Pfoh membre du conseil d’administration et directrice générale de l’AHMA
Rédigé par Jennifer Hille
Quand avez-vous commencé à vous impliquer dans le domaine du logement communautaire, et pourquoi ?
Honnêtement, je me suis retrouvée dans le domaine par pure coïncidence, en 1994. Deux semaines après avoir obtenu mon diplôme en criminologie et psychologie à la Simon Fraser University, j’ai donné naissance à ma fille. In utero, plutôt que d’écouter du Bach et de la musique classique, elle s’est fait bercer par les théories du jugement moral et de l’automaticité, ainsi que par le son de mes entrevues avec de violents criminels. Elle est née en 1993, moment où j’ai choisi de repousser mon entrée en droit à la UBC pour passer du temps avec elle.
C’est à cette époque que j’ai vu une offre d’emploi affichée dans une fenêtre, pour un poste à la coordination des relations avec les locataires autochtones. J’ai envoyé ma candidature et j’ai décroché l’emploi. J’ai donc commencé à travailler à temps partiel à l’organisme Native Housing, où j’aidais les locataires à se loger ici, à Mission, Colombie-Britannique. Voilà comment je me suis retrouvée à travailler dans le domaine du logement communautaire… et pour tout vous dire, je ne croyais pas y rester toutes ces années !
Le logement par et pour les Autochtones de la Colombie-Britannique
Puisqu’il demeure difficile, même de nos jours, de trouver des personnes qualifiées en matière de logement (sans parler de personnes qualifiées provenant de communautés autochtones), l’organisation ne voulait pas me perdre. En 1996, j’ai été promue au poste de directrice générale de Mission Housing. Au cours de mes 23 années de service à la même entreprise, j’ai aussi pris le temps de créer (avec l’aide de mes collègues du domaine du logement social et communautaire de toute la Colombie-Britannique) la Aboriginal Housing Management Association (AHMA), qui est devenue la première association de son genre.
Il s’agit de la première organisation à but non lucratif opérée par et pour les peuples autochtones qui soit en mesure d’administrer tous nos programmes d’accès au logement. Au Québec, dans les années 90, les OBNL du secteur ont lutté contre la décentralisation des programmes provinciaux d’accès au logement. Ici, en Colombie-Britannique, nous avons fondé l’AHMA pour résister à la décentralisation des programmes provinciaux d’accès au logement pour lespersonnes autochtones. Nous avons réussi à faire en sorte que les fonds et les responsabilités liées au logement autochtone soient transférés à notre organisation. Ainsi, nous pouvons maintenant gérer nos propres programmes, sans devoir composer avec une entité non autochtone qui dicte nos besoins et nos capacités.
À la lumière des récents évènements, comment décririez-vous la situation actuelle en matière d’accès au logement pour les personnes autochtones du Canada ?
Compte tenu de ce qui s’est passé dans le monde au cours des derniers mois, il y aurait beaucoup de choses à dire sur le sujet. Bien sûr, la COVID-19 a exposé les inégalités entre les communautés autochtones et non autochtones. Et évidemment, le mouvement Black Lives Matter a révélé le réel manque de conscience par rapport à l’étendue concrète du racisme systémique au sein des communautés non autochtones, non noires ou n’appartenant pas à une minorité visible.
C’est drôle, quand vous faisiez l’introduction de l’entrevue tout à l’heure, pour la première fois il m’est venu à l’esprit qu’on pourrait réfléchir à l’ensemble de ma carrière dans le domaine du logement comme un acte de réconciliation en soi. Comme vous le savez, je suis une enfant de la rafle des années 60. En tant qu’enfant issue des Premières Nations, on m’a arrachée au ventre de ma mère dès la naissance et j’ai été élevée dans une communauté non autochtone. Finalement, ça illustre bien l’enjeu de fond qui est soulevé dans notre travail pour l’accès au logement pour les autochtones en milieu urbain : la dépossession des peuples autochtones.
Quand je parle d’autochtones, je fais référence aux personnes issues des Premières Nations, aux Inuits, aux Métis et à tou·te·s les ‘Indien·ne·s sans-statut’, celles et ceux qui ont été adopté·e·s à la naissance. Tous les parents métis qui ont vécu dans la honte et la peur, et qui ont élevé leurs enfants comme des blanc·he·s, en maintenant leur identité secrète. Ce sont les besoins de ces personnes-là qui sont représentés par le travail des fournisseurs de services en logement, que ça soit en milieu urbain ou nordique. Et nous avons toujours fait ce travail avec très peu de ressources. Nous avons créé notre propre sens de la communauté. Aujourd’hui, alors que nous faisons face à la réalité chaotique actuelle, notre défi est d’arriver à amplifier notre voix commune.
Black Lives Matter, une histoire commune de racisme systémique
Récemment, lors d’une rencontre à laquelle j’ai participé avec l’organisation Hogan’s Alley (un OBNL dédié à revaloriser l’histoire des noirs de Vancouver et de la Colombie-Britannique), je leur ai demandé quelle était la meilleure façon de les soutenir en ce moment. Nous partageons le même bagage de dépossession, ainsi qu’une expérience commune du racisme systémique. Alors, il faut que nous trouvions une façon de profiter de la conjoncture pour imposer des changements à de multiples niveaux.
Ici en Colombie-Britannique, nous avons la chance d’être la seule province au pays, et même au monde, à avoir enchâssé la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones dans notre structure législative. Malgré cela, l’an dernier, la Colombie-Britannique a adopté le projet de loi 41. À l’AHMA, nous voulions agir à titre de corps politique pour représenter la voix des peuples autochtones vivant en milieu urbain. Après trois ans à bâtir une relation avec les ministres de la province, j’avais bon espoir que notre premier ministre voudrait implanter des changements concrets. L’été dernier, le premier ministre et l’AHMA en sont venus à une entente pour la création d’un protocole qui allait nous permettre d’apporter de réels changements, tout en maintenant l’autonomie de notre leadership autochtone. Avec toute l’équipe, nous avons mis des mois à rédiger une ébauche de protocole d’entente.
Puis, au mois de juin, nous avons reçu une lettre nous avisant qu’il était inapproprié de signer une entente, puisque nous sommes mandaté·e·s pour négocier de gouvernement à gouvernement. Nous n’avons reçu aucun appel ni aucune autre communication de leur part. Essentiellement, cela revient à perpétuer le même système raciste qui a dépossédé les peuples autochtones de toute la diaspora, de la rafle des années 60 aux pensionnats, en passant par les écoles de jour jusqu’au système de réserve lui-même. Avec cette lettre, on prend les personnes autochtones dépossédées et marginalisées, qu’elles vivent en milieu urbain, rural ou nordique, et on les marginalise encore davantage.
D’un côté, le premier ministre de la Colombie-Britannique soutient que son cabinet, cette province et ce pays s’engagent à honorer la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et à l’intégrer au cadre législatif canadien ; mais de l’autre, il balaie les peuples autochtones vivant en milieu urbain du revers de la main, en disant : « On ne peut pas discuter avec vous ». Ce geste démontre clairement leur manque total de compréhension. Ce qui empêche les personnes autochtones d’avancer, c’est le système lui-même. L’injustice découle de structures systémiques. Lorsque tous les paliers gouvernementaux refusent de reconnaître cela, c’est que le gouvernement continue de profiter d’un système raciste qui marginalise les personnes autochtones vivant en milieu urbain.
Au cours des 12 ou 24 prochains mois, qu’espérez-vous voir advenir en matière d’accès au logement pour les personnes autochtones ?
Je trouve un peu ironique de vous poser cette question, compte tenu des récents évènements… Notamment, les meurtres de personnes autochtones aux mains de la police, le manque d’action gouvernementale à la suite de la publication du rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées, ainsi que le manque de volonté politique dans d’autres dossiers, qui ont soulevé de vives critiques parmi de nombreux groupes autochtones.
Oui, c’est ironique. Pourtant, à bien des égards, ça nous donnera l’occasion de démontrer la résilience des populations autochtones. Lorsqu’on regarde les évènements en cours, comme le meurtre très public de George Floyd par la police et le mouvement Black Lives Matter qui en a résulté, les peuples autochtones n’ont pas l’impression de se trouver devant une nouvelle situation. En tant que personnes autochtones vivant en milieu urbain, en tant que personnes issues des Premières Nations, nous avons survécu à de nombreuses pandémies. Du début de la colonisation, avec la variole, en passant par chaque tentative délibérée de génocide par le biais d’armes biologiques… C’est ce qui a eu lieu quand ce pays a été envahi.
Mon mentor, Gordon Gong, qui m’avait promue à un poste de direction au début de ma carrière, croyait fermement que nous allions devoir vivre une guerre civile avant d’arriver à conscientiser les gens à propos du racisme systémique que subissent les personnes autochtones. Il m’avait fait cadeau du livre « Where White Men Fear to Tread », de Russel Means. J’avais mis un temps exceptionnel à le lire, parce que ça allumait une flamme en moi qui me donnait envie de partir en guerre.
Faute de révolution, une évolution pour les peuples autochtones
Pensez à ce pays, pensez à Wendy Cornmiller, qui a été poignardée alors qu’elle défendait sa petite sœur et qu’elle luttait pour protéger nos terres traditionnelles. Il est surprenant que nous n’en soyons pas déjà venu·e·s à la guerre dans ce pays, quand on pense à ce qui se passe avec les Premières Nations et les peuples autochtones vivant en milieu urbain.
Je crois que les 12 à 24 prochains mois démontreront la résilience, la force et la capacité des peuples autochtones. Nous avons survécu à l’oppression. Nous avons survécu à l’ostracisme. Nous avons survécu des tentatives évidentes de génocide. Nous survivrons à ceci aussi. J’ai fait allusion à cela lors de mon passage à la conférence de la CHRA, ici, à Victoria. Lorsque nous parlions de réconciliation, j’ai dit que les endormi·e·s se réveilleraient. Et à ce moment-là, nous verrons les peuples autochtones s’unir d’une manière que ce pays ne soupçonne pas. Et la voix qui s’élèvera alors, elle nous donnera du pouvoir.
Au cours des 12 à 24 prochains mois, je suis profondément convaincue que nous assisterons soit à une révolution, ou du moins à une évolution. Il y aura un transfert réel du leadership autochtone. Sinon, je crois que nous en viendrons à un stade où les soulèvements sociaux deviendront inévitables.
La préservation des cultures autochtones : un puissant outil de lutte à l’itinérance
Ma transition vers l’implication politique a remis mon sentiment d’appartenance en question. Lorsqu’on dépossède continuellement une certaine population et qu’on refuse ensuite de faire des changements systémiques, ça laisse une marque profonde. Comme les femmes, les peuples autochtones ont vécu une longue histoire d’oppression systémique ; ainsi, seul·e·s elles et eux peuvent apporter les solutions qui nous permettront d’avancer.
Ce qui a souvent tendance à se passer, et je pourrais vous en donner de nombreux exemples personnels, c’est que les systèmes d’oppression finissent par créer des dynamiques oppressives au sein même des communautés discriminées. Lorsqu’on dépossède les peuples autochtones, on brise leur sentiment d’appartenance ; on en vient à avoir honte de son identité. Il y a une lutte identitaire, spécialement lorsque les enfants ne sont pas élevé·e·s par leurs parents autochtones. J’ai vu cela arriver à de nombreuses personnes autour de moi.
Le logement communautaire, la panacée de toutes crises
La réalité et l’histoire de la lutte pour le logement abordable, elles se fondent sur la discrimination — peu importe les raisons profondes. Le logement social existe parce qu’il remplit au moins un des besoins primaires de la pyramide de Maslow, c’est-à-dire le logis. Quand on pense à ce qui nous attend au cours des 12 ou 24 prochains mois, la COVID-19 a démontré que la question du logement est la panacée de toute crise. C’est la solution à la crise des opiacés, aux enjeux autochtones, à la violence domestique ; elle offre des stratégies de sortie du trafic sexuel, c’est la solution pour Black Lives Matter comme pour les communautés LGBTQ. Si on ne leur fournit pas de logis sécuritaire où se réfugier, comment les personnes pourraient-elles subvenir à leurs propres besoins ? Ça ne leur sera pas possible.
Pour finir sur une meilleure note, pourriez-vous nous nommer une des qualités qui vous ont aidée à persévérer jusqu’à maintenant ?
Même si je n’ai pas été élevée dans une communauté autochtone et qu’on ne m’a pas conféré cette compréhension culturelle, j’ai toujours gardé ce sens de l’humour. Il m’a aidée à garder une certaine légèreté dans de nombreuses situations difficiles. Même si je peux parfois avoir un humour un peu grossier, le rire m’a toujours permis de rester optimiste et motivée ; il m’aide à continuer de représenter les groupes autochtones en milieu urbain au meilleur de mes aptitudes.
Merci d’avoir partagé votre vécu avec nous, Margaret !