Depuis que les villes sont soumises à des impératifs entrepreneurials et de compétition internationale, la présence des personnes en situation d’itinérance ou de marginalité est souvent vue comme un irritant. La cohabitation dans les villes est perçue comme une source de tensions. Le professeur de l’UQAM Michel Parazelli a dirigé et publié récemment un ouvrage, intitulé Itinérance et cohabitation urbaine, qui explore ces enjeux.
Dans plusieurs domaines, on veut connaître les « bonnes pratiques » pour guider les interventions à la lumière de résultats de recherche ou de résultats d’expériences fructueuses. L’intervention dans le domaine de l’itinérance n’y échappe pas.
Or, tel que le souligne le professeur à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal et membre du réseau interuniversitaire Villes Régions Monde, Michel Parazelli, « les pratiques ne sont bonnes qu’en fonction de l’objectif qui est poursuivi. Quand tu veux expulser des gens, elles sont très bonnes, les pratiques qui sont [présentement] appliquées! »
Parazelli a dirigé l’ouvrage Itinérance et cohabitation urbaine — Regards, enjeux et stratégies d’action publié récemment aux Presses de l’Université du Québec. Le professeur, et les autres chercheur.euse.s qui ont contribué à ce projet de recherche, ont voulu comprendre pourquoi plusieurs personnes ont de la difficulté à cohabiter avec les personnes en situation d’itinérance, et quelles sont les stratégies et raisonnements qui sous-tendent les politiques, les actions et les positions en place.
L’ouvrage se base sur deux enquêtes (réalisées à Montréal et à Québec), sur une analyse des discours médiatiques et sur une analyse comparative des politiques publiques municipales de six villes canadiennes; soit Montréal, Québec, Ottawa, Toronto, Calgary et Vancouver.
Les effets de la ville néolibérale
« Au début des années 1990, on a libéré les marchés. Les villes, tout d’un coup, deviennent obligées d’être en concurrence les unes avec les autres pour attirer les grands investisseurs. Dans la littérature, on voit que dans toutes les grandes villes internationales, c’est comme ça que ça se passe. »
C’est là un tournant. L’intolérance envers les comportements marginaux ou d’itinérance grimpe. Il y a « progression de l’expulsion et de la répression des personnes marginalisées », remarque le professeur. Or, la revitalisation des villes qui vient avec leur nouveau statut de « villes entrepreneuriales » n’a pas été l’objet de réel débat public, affirme Parazelli.
« On ne semble pas attribuer de cause importante à ces transformations, comme si elles allaient de soi, comme une sorte d’amélioration continue [de la ville]. Alors qu’en fait, ce sont des choix politiques très clairs de laisser la place à un type d’acteur économique qui a décidé que l’espace public, le centre-ville, était pour servir de vitrine commerciale pour attirer des investissements. »
En conséquence, plusieurs personnes qui utilisaient déjà l’espace public sont alors perçues comme des irritants ou comme des cibles au sujet desquelles il faut intervenir. Un éventail de stratégies sont alors utilisées, qui visent soit l’« invisibilisation » des personnes en situation de marginalité (par l’expulsion, le repoussement, la concentration), ou leur « visibilisation » (par la dilution, la représentation, le rassemblement).
En soulignant qu’il y a de nombreuses nuances à apporter, Michel Parazelli explique qu’il y a deux grandes tendances dans les façons d’intervenir auprès des personnes en situation d’itinérance : la normalisation et la prévenance. La recherche vise à montrer le spectre des positions, qui peuvent coexister chez le même acteur.
« La normalisation, c’est dire : “ce n’est pas la place de quelqu’un d’être dans la rue”. On va défendre le droit d’avoir un logement abordable, on va vous inciter fortement à quitter la rue. [La prévenance vise à] établir un lien de confiance [avec la personne en situation d’itinérance] et d’essayer de lui offrir des ressources, des activités ou une place qui pourraient enrichir son expérience de façon différente que celle de la rue, et non pas lui interdire la rue. »
Selon le chercheur, les villes canadiennes hors Québec ont davantage tendance à suivre l’approche « logement d’abord ». Alors qu’à Montréal et à Québec, les questions entourant la cohabitation sociale sont plus présentes et s’ajoutent à la question du logement.
Pour que les choses avancent
Michel Parazelli constate que, par rapport à l’itinérance, les choses n’avancent pas ou peu, et que les gens « ont l’impression de tourner en rond ». Un sentiment qui n’est pas étranger au fait que les villes veulent « toujours ménager la chèvre et le chou» et répondre à des intérêts ou à des positions qui s’opposent.
Pour faire avancer le débat, le professeur et son équipe soulèvent la question de la participation des personnes en situation de marginalité (personnes itinérantes, personnes avec des problèmes de toxicomanie, travailleur.se.s du sexe, jeunes de la rue). « Il y a quelque chose qui est bizarre. Si les principaux intéressés sont continuellement absents des débats, on ne peut pas faire autrement que de tourner en rond ».
Selon lui, la participation des personnes en situation de marginalité aux décisions qui les concernent se bute à des préjugés. « Il y a plusieurs personnes, même au niveau des élus et des intervenants sociaux, qui jugent que quand t’as un problème de santé mentale, que t’es en itinérance, t’es incompétent cognitivement. Donc, tu ne peux pas penser pour toi. Il faut absolument te protéger comme un enfant, il faut te prendre en charge. »
Pourtant, même si des problèmes de santé mentale existent bel et bien chez les personnes itinérantes, cela ne devrait pas être un obstacle à leur participation.
« Moi, ce que je dis souvent, c’est : qui en n’aurait pas? Comme dans la société ”ordinaire“, on en a beaucoup de problèmes de santé mentale! Donc, ce n’est pas une raison pour laquelle on va arrêter de solliciter le point de vue et cesser d’impliquer les gens dans l’acquisition d’un peu de pouvoir sur leurs vies. »
Cette participation des personnes en situation d’itinérance ou de marginalité — pour autant qu’on leur donne réellement une place, dans des processus où elles se sentent en confiance — permettrait aussi d’enrichir leur expérience et fait partie d’un processus de réparation et de sortie de la rue, assure Michel Parazelli.
Mais même avec une plus grande participation, un problème demeure. « Si, effectivement, la question de la concurrence interurbaine est une force politique majeure qui exige que les villes travaillent leurs espaces publics comme une vitrine commerciale dans les centres-villes; si cela prend le pas sur le rapport humain qu’on a avec les gens qui sont laissés sur le bord de la route, et bien, il y a un problème. »
« C’est quoi la solution? Comment on se bat contre le néolibéralisme, qui individualise et privatise? C’est là qu’est la question, en fait », affirme Parazelli. « Et bien, c’est uniquement en formant des collectifs. En refaisant du collectif. »