Les villes ont besoin d’un noyau de travailleur.se.s essentiel.le.s qui gagnent généralement des salaires inférieurs à la moyenne. Qu’arrive-t-il quand ces travailleur.se.s ne peuvent pas se permettre de vivre dans la ville où ils et elles sont en service ? Une étude de WoodGreen Community Services et du Toronto Region Board of Trade s’est penchée sur le problème et propose des solutions.
Trouver un logement à bon prix est un défi de plus en plus difficile à relever dans de nombreuses villes au pays — même pour ceux et celles qui ont un emploi. À Toronto, où le coût de l’habitation est notoirement élevé depuis longtemps, la situation est devenue à ce point problématique que plusieurs travailleur.se.s pourtant essentiel.le.s au fonctionnement de la ville doivent lutter pour y rester, se résoudre à la quitter, ou n’ont jamais pu y habiter malgré qu’ils ou elles y travaillent. Tous ces scénarios comportent leur lot d’inconvénients et ont des conséquences.
Constatant l’urgence de la situation, l’organisme sans but lucratif torontois WoodGreen Community Services et le Toronto Region Board of Trade se sont intéressés, au cours des derniers mois, au sujet du logement pour les travailleur.se.s (workforce housing). Ils ont publié conjointement, entre janvier 2020 et juillet 2021, la série Housing a Generation of Workers, le fruit de leurs recherches sur la question. Cette étude se décline en trois documents : Defining the Problem, Modelling Solutions et The Cost of Inaction.
En voici un tour d’horizon.
Qu’est-ce que le logement pour les travailleur.se.s ?
Tel que le conçoivent WoodGreen et le Toronto Region Board of Trade, il s’agit de logements destinés à des ménages qui gagnent plus que les seuils maximaux pour être admissibles aux logements sociaux, mais qui ne réussissent pas non plus à trouver d’habitation qui correspond à leur budget.
La série de rapports se concentre donc sur les besoins en logements abordable pour les travailleur.se.s gagnant entre 40 000 $ et 65 000 $ par année, « qui servent la ville mais qui n’ont pas les moyens d’y vivre ».
Il s’agit notamment des travailleur.se.s des secteurs de la restauration, de la santé, de l’éducation et des services sociaux et de ceux et celles œuvrant dans des commerces tels que les épiceries et pharmacies.
Le concept du logement pour les travailleur.se.s peut évoquer l’idée de logements appartenant à une compagnie et mis à la disposition des employé.e.s de cette compagnie. En rendant le logement d’un.e travailleur.se conditionnel à son lien d’emploi, ce modèle soulève notamment des questions éthiques. Ce n’est pas de cette façon que WoodGreen et le Toronto Region Board of Trade considèrent ce type de logements.
« Nous ne proposons pas cela comme [ce qui peut arriver] dans une ville minière. Nous ne croyons pas qu’il doive y avoir un lien fort [entre l’employeur et le logement] », précise la vice-présidente aux politiques et stratégies de WoodGreen, Michelle German.
« C’est plus dans le sens de faire en sorte que les employeurs deviennent une partie de la solution par rapport au logement. Par exemple, si un hôpital possède un terrain qu’il va redévelopper, ça serait de voir comment il pourrait construire des logements abordables pour les travailleur.se.s qui ont un certain revenu, sans égard au fait qu’ils ou elles travaillent à l’hôpital ou non. »
Quel est l’état de la situation ?
À Toronto, la pénurie de logements est telle que même les ménages qui ont un revenu plus élevé que la médiane (71 631 $ en 2019) ont de la difficulté à accéder à un logement approprié et abordable, avance Housing a Generation of Workers.
On peut alors imaginer le défi auquel font face les travailleur.se.s qui gagnent moins que la médiane, comme les assistant.e.s dentaires, les travailleur.se.s sociaux et les secrétaires (salaire annuel moyen de 54 880 $) ou les gardien.ne.s de sécurité et les commis à l’entrée de données (salaire annuel moyen de 43 920 $). Il y aurait 90 000 travailleurs essentiels à Toronto gagnant entre 40 000 $ et 60 000 $ par année.
Selon le rapport, les prix des résidences a augmenté, en 2018, quatre fois plus vite que les revenus, et les « augmentations de loyer étaient le double des augmentations de salaire ».
Le rapport traite d’ailleurs de la prime salariale souvent associée au Grand Toronto (GTA wage premium). Il en existerait en fait deux types : la « prime requise » (la bonification d’un salaire qui serait nécessaire pour compenser les coûts élevés de l’habitation dans la région) et la « prime actuelle » (la bonification salariale visant à compenser les mêmes coûts qui est constatée dans la réalité). D’après le rapport, la prime actuelle associée à plusieurs emplois dans la région de Toronto est négligeable ou inexistante.
Quelles sont les conséquences des coûts élevés du logement ?
Les conséquences — et les coûts de toutes sortes — des prix faramineux des logements sont nombreuses. Le rapport affirme même que « la problématique du logement dans le Grand Toronto est devenue une problématique pour les employeurs ».
Selon une analyse effectuée spécifiquement pour cette étude par la firme Prism Economics, les coûts directs et indirects de la crise de l’abordabilité du logement dans le Grand Toronto se situent entre 5,88 et 7,98 milliards de dollars annuellement.
Ces coûts proviennent de la pression sur les salaires que doivent assumer les employeurs, des coûts associés à la migration des employé.e.s hors du Grand Toronto, à ceux liés au taux de roulement des employé.e.s et au recrutement, à ceux issus de la perte de productivité due au temps de voyagement des travailleur.se.s, ou encore à d’autres types de conséquences économiques, comme le fait que lorsqu’un ménage paie une trop grande partie de son budget pour son logement, il a moins d’argent pour consommer d’autres biens.
« Le problème, pour déménager à Toronto, c’est que je devrais payer au moins 1600 $ par mois [pour un appartement], et je ne peux pas me le permettre », raconte dans un des rapports Juliana, une enseignante suppléante pour la commission scolaire de Toronto de 60 ans qui vit dans le sous-sol de son amie à Hamilton. « C’est un cercle vicieux : [Toronto] offre tellement de [possibilités] d’emplois, mais tu ne peux pas te permettre d’y travailler parce que le logement est cher. »
Il était important pour WoodGreen et le TRBT de calculer ces coûts. Michelle German avance que « quand on parle d’effets sur l’économie, [les enjeux] deviennent moins partisans. Ça devient des faits. »
Cela étant dit, les conséquences de la situation sont aussi sociales. Le troisième rapport développe sur la perte de qualité en éducation, l’accroissement de l’inégalité des genres, les limitations dans les soins pour les personnes âgées, tout comme de la perte de travailleur.se.s d’expérience, qui, dès qu’ils ont plus de possibilités d’emplois, quittent la ville.
« Cela crée un exode des cerveaux et renforce des dynamiques de pouvoir problématiques. Cela prive aussi la ville d’une certaine “texture”, créée par le mélange de gens d’âges différents », note Michelle.
Y a-t-il des modèles à suivre ?
Le deuxième rapport de la série propose trois études de cas de projets existants, et les évalue selon des « principes pour un bon modèle de logements pour les travailleur.se.s ». Ces principes considèrent, notamment, l’optimisation des terrains, l’abordabilité à long terme et le niveau de reproductibilité.
« C’est vrai que quand on s’occupe du logement communautaire ou social pour certains types de personnes, il y a toujours un niveau de spécificité qui est nécessaire », fait valoir Michelle German. « Par contre, il y a plusieurs choses [dans les projets] qui peuvent être les mêmes. Il peut y avoir une liste de choses qui peuvent être faites pour se donner les moyens de réussir. » Comme l’utilisation de telle subvention du gouvernement ou le recours à tel promoteur immobilier ou à tel programme.
« Notre exemple préféré est celui d’une coopérative », poursuit Michelle. Ce projet, situé dans le secteur Church-Yonge, est le fruit d’un partenariat initié par une conseillère municipale et il a impliqué des travailleur.se.s du secteur de l’hôtellerie et de la restauration liés à un syndicat. Il comporte 85 logements, un centre de formation et un restaurant à vocation sociale.
Ce rapport fait aussi état de modèles émergents et de tendances, comme les systèmes de propriétés abordables pour toujours ou la création d’actifs communautaires par l’entremise de fiducies communautaires.
Que faut-il faire ?
« L’histoire qui a émergé [de la recherche], c’est que les gens sont poussés hors de la ville, et que nous construisons une ville qui sera faite pour les super riches et les super pauvres », note Michelle German.
L’étude identifie trois recommandations clés. Il faut adapter les modèles qui fonctionnent à d’autres contextes ou réalités, continuer à développer l’argumentaire et la recherche et mettre en place une stratégie de logement pour les travailleur.se.s.
Aussi, elle mentionne que, pour mettre en place des solutions de logement qui peuvent être reproduites et adaptables, il faut être créatif.ve.s au niveau des partenariats, tirer parti de la densité dans des projets pour revenus mixtes et penser d’abord aux besoins des futur.e.s résident.e.s.
Finalement, l’étude affirme que « le logement devrait être considéré comme une composante déterminante des stratégies de développement économique, parce que les compagnies et les organisations ne peuvent pas créer de nouveaux emplois si les travailleur.se.s ne peuvent vivre nulle part. »